Le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF) et la Fédération européenne des journalistes (FEJ), dans le cadre du MFRR (Rapid Response Media Freedom), avec les syndicats français le Syndicat national des journalistes (SNJ), SNJ-CGT, CFDT-Journalistes, s’inquiètent d’une proposition législative actuellement en discussion au Parlement français, qui rendrait illégale la diffusion d’images de fonctionnaires de police et de gendarmerie. Nous appelons les parlementaires français à supprimer le texte proposé.
La proposition de loi n° 3452 sur la sécurité globale a été présentée par les députés des partis de la majorité présidentielle le 20 octobre 2020. Le texte propose une série de changements législatifs qui vise à répondre aux “nouveaux défis de la sécurité française” et à renforcer l’application de la loi à cette fin. A l’article 24, la proposition de loi suggère la modification de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, pour ajouter une disposition (nouvel art. 35 quinquies) qui punit d’un an d’emprisonnement et d’une amende de 45 000 euros la diffusion, dans l’intention de causer un préjudice psychologique ou physique, d’une image du visage ou de tout autre élément permettant d’identifier un agent de la force publique dans l’exercice de ses fonctions.
Comme l’indique pourtant le Codex de la police pour la liberté de la presse, basé sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, “les journalistes devraient avoir le droit d’identifier individuellement les membres du personnel de la police et de documenter et de rendre compte du travail des forces de l’ordre”. Nous réitérons ainsi la préoccupation précédemment exprimée par l’assemblée générale de la Fédération européenne des journalistes et les syndicats des journalistes SNJ et SNJ-CGT, à savoir que cette disposition empêchera les journalistes et les travailleurs des médias de faire leur travail. À cet égard, l’inclusion dans la disposition d’une intention requise de causer un préjudice ne constitue pas une garantie suffisante. Tout d’abord, elle n’empêche pas le procureur d’engager des poursuites lorsque l’intention du journaliste est inconnue, laissant au tribunal le soin de trancher cette question. Au fur et à mesure que l’affaire progresse, le journaliste concerné devra faire face au coût et au stress d’une procédure judiciaire. Deuxièmement, elle ne protège pas suffisamment les journalistes des poursuites lancées par les fonctionnaires de police et de gendarmerie qui pourraient facilement faire valoir qu’ils ont été psychologiquement affectés par la diffusion de leur image par un journaliste. Dans l’ensemble, cette absence de garanties suffisantes risque de favoriser les poursuites judiciaires à des fins d’intimidation.
Cette dernière proposition législative est l’une des nombreuses tentatives visant à restreindre considérablement l’espace dans lequel les journalistes peuvent opérer. En septembre, Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, a présenté le Schéma national de maintien de l’ordre (SNMO) destiné aux policiers et aux gendarmes. Ce document établit notamment une discrimination entre les journalistes “titulaires d’une carte de presse et accrédités auprès des autorités” et les autres, même si l’exercice de la profession de journaliste, telle que définie dans le Code du travail français, ne nécessite pas de posséder une carte de presse. En outre, la proposition précise que l’infraction consistant à rester dans une manifestation après avoir reçu un ordre de dispersion par la police ne prévoit aucune exception pour les journalistes.
De nombreux exemples documentent les intimidations visant des journalistes et travailleurs des médias par des policiers. Il s’agit, entre autres, de la journaliste indépendante Stéphanie Roy qui a été blessée par une grenade lancée par des policiers alors qu’elle couvrait une manifestation à Paris pour l’agence de presse Line Presse, de l’arrestation injustifiée de journalistes lors de deux manifestations environnementales distinctes à l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, Orly ainsi qu’à l’aéroport d’Annecy Meythet où deux journalistes ont été interrogés par la police pour avoir couvert les actions d’Extinction Rebellion et en 2019, l’arrestation de deux étudiants de l’Ecole supérieure de journalisme (ESJ). L’école elle-même a déclaré : “les preuves en notre possession nous amènent à penser qu’ils ont été arrêtés pour avoir pris des photos de policiers en action”. Le SNJ a recensé près de 200 journalistes empêchés d’exercer leur profession au cours des deux dernières années et de nombreuses alertes ont été déposées sur la “Plateforme du Conseil de l’Europe pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes”. La même année, le Syndicat Indépendant des Commissaires de Police (SICP) a publié sur Twitter un message désignant cinq journalistes français comme “les principaux acteurs” de la “lutte contre la police nationale” en France. Ces exemples illustrent une érosion de la confiance et une diabolisation des acteurs des médias qui, nous le craignons, ne feront que se renforcer avec cette proposition de changement législatif.
Au vu de ces dispositions liberticides et de ce contexte dangereux, nous appelons les membres de l’Assemblée nationale française à se battre pour la liberté de la presse et à voter contre les modifications proposées à la loi du 29 juillet 1881.